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 Nouvelles de David Cancy

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Erwan
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Erwan
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   Posté le 25-02-2004 à 18:15:17   Voir le profil de Erwan (Offline)   Répondre à ce message   Envoyer un message privé à Erwan   

[ je vous mets en ligne 2 nouvelles de Mr David Cancy que je félicite encore une fois...il m'a donné son accord pour les placer sur ce forum et j'espère que vous apprécierez ! Prenez le temps de lire svp !! bonne lecture !!
ps : pour toutes remarques ou compliments --> cancy1@aol.com ]



Pas d'ici

" Où suis-je… "
Un bruit continu. Un klaxon.
J'ôte les mains de mon visage, du sang ruisselle, froid, sombre. J'ai un trou de mémoire, je ne me souviens plus…
Le brouillard. Ma colère. La soirée.
Tout me semble si confus, si loin… si proche. Je serre, desserre mes doigts engourdis. Un silence étrange règne autour de moi. Le chuchotement du vent paraît lointain, un autre sifflement s'y superpose. Lentement, je redresse la tête.
Devant moi, le pare-brise éclaté est maculé de sang, tout comme le volant. Les bris de verre se sont éparpillés partout autour, sur moi. Le capot de la voiture, écrasé contre un arbre, répand une vapeur opaque qui s'enfuit dans la nuit. Je referme les yeux, je ne veux pas voir. Je quitte la voiture. Il faut que je marche.
Sans me retourner, j'avance dans la pénombre, dans les hautes herbes. Mon tee-shirt, déchiré et gorgé d'hémoglobine, me colle au corps, à la manière de ces ténèbres qui me prennent. Le bruit du klaxon hurle toujours, perçant dans la lourdeur du silence. Mon père va m'en vouloir, la voiture sortait du garagiste. Le prix des réparations. Plus rien pour partir travailler…trop de problèmes. Je longe la route.
En retrait sur le bas-côté, j'erre, j'essaie de retrouver mes esprits. Mais je peine, le choc très certainement. A cette heure de la nuit, je ne m'attends pas à de l'aide, l'asphalte est plus vide qu'il ne l'a jamais été. Les habitants des environs ne l'empruntent plus, la route est dangereuse, surtout par temps de verglas. Je m'en souviendrai.
A côte de moi, les roseaux tracent le cours d'un maigre ruisseau. L'eau est partiellement gelée, des plaques de mousse flottent encore malgré l'hiver. Un ragondin passe à quelques mètres, peu effrayé. Je me méfie de ces bêtes-là, elles sont sauvages et traînent de sales maladies. Il ne manquerait plus qu'il me morde…Il s'éloigne brusquement puis s'engouffre dans un talus. Je continue de marcher.
Je n'ose pas poser la main sur mon visage. J'ai peur de ce que je vais sentir. Malgré mes doigts gercés, et écorchés dans l'accident, je ne sais pas ce que je pourrais percevoir. Et je ne veux pas le savoir. Le choc ne finit pas de m'engourdir. Je ne sais pas combien de temps je suis resté inconscient, ma montre ne marche plus. Elle indique 2h16min. Le reflet du ruisseau, que je suis inlassablement, tente de me renvoyer une image. J'ai à peine entraperçu l'ondulation de son flot. Tout ça à cause de Marine…
Je devais passer la nuit chez elle. Elle ne sait pas, ne sait plus. Tant d'hésitations la perdent au lieu de la sortir de ses tourmentes. Sans être parfait, je la comprends de moins en moins. D'humeur câline puis exécrable, elle change continuellement sans justification valable. C'est tout ou rien. A vrai dire, je crois même n'avoir jamais été sur la même longueur d'onde qu'elle. Ce soir, une dispute a encore éclaté, une dispute de plus et de trop. Elle voulait mettre un terme à notre histoire mais pas dormir seule. Voilà bien le genre de contradiction qui la caractérise. D'un coup de colère, je lui ai claqué la porte au nez. Et roulé trop vite certainement, je ne me souviens plus. Dire qu'au départ de notre histoire, je lui écrivais des poèmes !
J'ai froid.
C'est tout de même bizarre que je n'aie pas reçu un appel de sa part sur mon portable. A chaque fois, elle me téléphone, en larmes, peu après notre dispute pour s'excuser. Elle s'en veut, elle me dit que je ne mérite pas quelqu'un comme elle et bla et bla et bla… la même rengaine. J'en viens même à me demander comment notre histoire a pu durer aussi longtemps. Par amour très certainement. Je lui reproche ce qui fait d'elle ce qu'elle est, ce que j'aime. Elle est si compliquée… En tous cas, j'espère qu'elle aura essayé de me joindre chez mes parents. Ils s'inquiéteront peut-être et chercheront à me retrouver. Sinon, j'en ai encore de longues heures de marche devant moi…
Peu à peu, mes mains, mes doigts semblent se crisper. Je les ouvre, les referme, l'engourdissement et le froid me cristallisent progressivement. Mon jean presque neuf est tout déchiré, couvert de mon sang. J'avais déboursé pas mal d'argent pour m'acheter enfin de la qualité et il va falloir que je rempile pour m'en payer un autre. Comme maigre consolation, je me dis que ce sera bien moins à donner que pour les réparations de la voiture. Mais ça, je ne préfère même pas y penser. J'ai de la chance d'être encore en vie, je peux m'estimer heureux.
Je crache alors sur le bord de la route un mélange d'hémoglobine et de glaires.
Dans mon malheur, je pourrai peut-être éviter la réunion familiale du dimanche soir. Rien que d'imaginer ce que la grand-mère aurait pu nous préparer pour l'Epiphanie me donne la nausée. Pour les fêtes de fin d'année, j'avais à peine eu le temps de digérer le réveillon de Noël que le repas du jour de l'an arrivait. En plus, j'avais, la veille, bu plus que de raison. On passait à table alors que j'étais encore embrumé des ivresses de l'alcool. Si la grand-mère savait que j'étais allé vomir dans ses toilettes... Je suis l'aîné de ses petit-fils, " celui qui se doit de montrer le bon exemple ", me clame-t-elle souvent. Heureusement que je ne lui raconte pas les soirées et mes virées ! Elle s'inquiète beaucoup mais elle est gentille dans le fond…
Je suppose que mes parents ne voudront pas qu'on lui parle de l'accident. Si l'ami de ma grand-mère peut tout entendre, elle, non. Elle se fera du souci à chacun de mes déplacements et voudra que je l'appelle trois fois par jour. Plusieurs mois avant d'obtenir mon permis de conduire, elle avait déjà peur que j'ai un accident. Maintenant que ma cousine a, elle aussi, la voiture, elle est plus rassurée. Elle s'y est faite, tout simplement.
Pourtant, elle verra bien ma tête, comme je pense être bien amoché, elle va fondre en larmes. On lui dira que c'était une bagarre qui a mal tourné, ou un autre mignon petit mensonge. Une plaie sur mon bras droit…
J'arrête mon errance pour tenter de regarder. Je me suis sérieusement entaillé. Du bout des doigts, j'écarte légèrement la plaie. Je vois la chair. Comme quelqu'un amputé d'un membre, je n'avais rien perçu. Je ressens alors une vive douleur remonter le long de mon bras, ou crois la sentir. De toutes façons, je ne touche à rien avant l'arrivée des secours, je ne tiens pas à aggraver mon cas.
Sachant pertinemment que mon portable ne fonctionne pas sur cette route abandonnée, je me décide à aller demander du secours au prochain village.
Le temps me paraît si long, je ne sais depuis combien de temps je marche mais toujours pas de maison à l'horizon. J'aurai peut-être dû partir de l'autre côté. Je ne reconnais pas la route. Tout m'est encore si confus. Soudain une lueur, face à moi, m'aveugle, elle me brûle les yeux. Je m'accroupis et m'en protège le visage. Mes doigts effleurent, à cet instant précis, mon crâne. J'aurai préféré ne pas sentir. Fracturé, brisé…je n'ose même pas imaginer. Tapi dans l'herbe, je me protège de la lumière qui se rapproche rapidement.
Elle passe si près de moi, je lève la tête pour la regarder s'éloigner. C'étaient les pompiers. Ils doivent se rendre sur les lieux de l'accident. Enfin.
Je dois maintenant retourner là-bas.
La faible clarté de la lune m'éclaire étrangement. Elle m'emporte, je la porte. J'ai l'impression d'être un cavalier errant sans monture. Près de moi, les roseaux semblent être les barreaux de ma prison. Comme livré à son flot, je m'écoule maintenant dans le sens du ruisseau, léger, sans bagages, nous sommes communs d'un même présent. Au loin, de l'autre côté, des champs s'étendent à perte de vue. Au printemps, rejailliront les plants de maïs, écloront les germes de blé, après la terre en friche la vie. Et moi, pendant ce temps, je continue ma marche, encore et encore. Enivré, servile, je mets bas des pas de badaud cadencés.
A la mesure de mon errance, ma colère s'estompe peu à peu, je me sentirais presque bien dans cette nature si lugubre. Je me rappelle avoir cracher à terre, l'asphalte, les herbes hautes ont sitôt fait de tout ensevelir. A mes pieds, une fine couche de neige prend forme, pure, gelée, limpide. Enfant, je passais mes hivers à me rouler dedans, des batailles de neige, la luge…Elle voudrait maintenant me garder à jamais. Si je me laisse engourdir, le froid me prendra. Je suis tellement frigorifié que je ne perçois de ma respiration que la brume de l'hiver. Je me contente de marcher, mains ballantes, dos voûté et regardant la neige. Son blanc me ternit le regard, sans traces, sans vagues, si simplement immaculé.
Une image de mort règne dans cette campagne abandonnée. Je m'arrête alors à l'entrée d'un virage. Les branches des arbres, dénudées, fendent le ciel comme des doigts longs, fins et acérés. La forêt, le sous bois, semblent m'appeler, leur chant silencieux voudrait me pénétrer et me saisir. A quelques centaines de mètres, le gyrophare des pompiers tournoie, j'entends même un certain brouhaha. Je me dois d'aller les rassurer.
Un tas de personne s'agite autour de ma voiture. Je perçois des cris, des pleurs. Je vois ma mère, en larmes, Marine également. Les bras de mon père tentent de la réconforter. Je voudrais leur crier que je vais bien mais je n'en ai pas la force. Je m'avance vers eux, cherchant les mots pour m'excuser.
Un jeune pompier passe et sort un masque à oxygène. Un autre soulève un réanimateur. " Je vais bien… ". Ma voix ne trouve pas d'écho, pas plus je ne peux la soulever. Ils se précipitent vers la carcasse de la voiture.
J'essaie de parler mais les mots me raclent la gorge. Dos à moi, ils ne peuvent pas me voir, m'entendre, je m'approche lentement. La démarche boiteuse, j'essaie de me donner un semblant de droiture pour ne pas trop les inquiéter. Marine est là, juste à coté de la voiture, serrant mon écharpe contre son cou. Je veux poser ma main sur son épaule mais elle se détourne au même instant et tombe dans les bras de ma mère. Je découvre soudain la voiture, les sièges arrières, le capot, le siège du conducteur…
Un pompier vient d'ouvrir la porte. Un autre extrait l'individu écrasé contre le volant. Je suis tétanisé, je n'ose pas bouger.
La tête du cadavre bascule vers l'arrière et son regard inerte croise le mien. Je m'écroule à genoux, sans personne pour me remarquer. Au fond de moi, je trouve alors la force de crier mon désespoir dans les ténèbres de la nuit. Plus aucun ne peut m'entendre… Ce mort, c'est moi.

Message édité le 25-02-2004 à 18:17:58 par Erwan

Message édité le 25-02-2004 à 18:18:25 par Erwan
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Erwan
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   Posté le 25-02-2004 à 18:19:54   Voir le profil de Erwan (Offline)   Répondre à ce message   Envoyer un message privé à Erwan   

D'aventure en aventure

Sur la scène du bar bondé de monde, le duo improvisé entame l'ultime couplet de la soirée :
" - Mais d'aventuuure en aventure, de train en train…
- De port en port…
- Jamais encore je ne te le jure…
- Je n'ai pu oublier ton corps…
Les voix de Marie-Françoise et de Marc rivalisent d'amateurisme, comme tous ceux qui les ont précédés au cours de ce jeudi karaoké. On ne les applaudit pas à cause de leur talent mais parce que c'est la dernière chanson avant la fermeture. Ils saluent leur public en posant le micro puis retrouvent leur groupe d'amis, main dans la main.
Finissant chacun leur demi d'une seule traite, ils abreuvent leurs gorges asséchées par le tour de chant. On les félicite, on rit même de leur prestation, de leur enthousiasme manifeste. Une amie commune les charrie sur la voix rauque mais dissonante de la moitié masculine. Affalé sur un coin de la banquette, Marc en sourit, il n'a pas la prétention de savoir chanter, ils sont juste venus ici pour s'amuser.
L'heure tourne malheureusement, autour d'eux, les autres clients règlent leurs consommations, le serveur commence à retourner les chaises sur les tables. Personne ne leur a encore fait signe de partir mais tous ont compris. Les employés ont également d'autres activités après le travail, le sommeil pour la plupart.
- Je vais y aller, il est tard, tu me raccompagnes Marc, demande Marie-Françoise.
- Pas de problèmes, c'est sur mon chemin.
Ils quittent leurs camarades pour se retrouver enfin entre eux. Le vent chaleureux mais frais les frigorifie. Quelques pas l'un avec l'autre sublime le temps hostile. Heureux, les deux amoureux se promènent tranquillement.
- Je vais être franche avec toi, dit-elle soudain. Je n'ai pas envie de dormir. Tu veux qu'on passe la nuit ensemble ?
Voilà la question qu'il ne voulait pas entendre. Ce n'est pas l'envie qui lui manque mais c'est un cap crucial, il n'a pas eu le temps de tout lui dire. Ils se connaissent finalement assez peu.
- Oui, mais il y a tes parents chez toi, tente-t-il de ruser.
- Pas forcément chez moi. T'as un appartement, toi. Et en plus tu vis seul.
Marc cherche alors une autre excuse tout en continuant à marcher en direction de chez elle.
- Tes parents, ils ne vont pas être d'accord, il aurait fallu les prévenir…
- J'ai vingt et un ans, c'est ma vie, s'exclame-t-elle.
- Je n'sais pas, il est peut-être trop tôt…
Elle lui lâche aussitôt le bras et passe devant pour le distancer.
- T'as qu'à dire que tu ne veux pas de moi, lance-t-elle d'un ton sec. Ou tu n'es pas prêt pour une relation adulte. Pas besoin de me raccompagner finalement, je connais le chemin. On se rappelle.
Impulsive, elle parle franchement, au risque de blesser. Ce n'est pas leur première hausse de ton, mais, une fois n'est pas coutume, cet emportement s'est fait à juste titre. S'arrêtant sur le trottoir, Marc la regarde s'éloigner sans chercher à la retenir. Les mains dans les poches, il traverse alors la route, amer, il ne peut décidément pas rester avec une fille sans qu'il se crée des soucis. Il tape de toutes ses forces dans un caillou en traversant la route. " Et merde ! "
Dans les rues qui se donnent, la nuit lui pardonne, il marche seul et anonyme. Les néons de la ville, lui donnent rendez-vous, sans témoin, sans personne. Que les murs blancs de son appartement se referment sur lui, le sommeil porte conseil… Le sentiment d'avoir tout gâché, comme une vieille rengaine, s'immisce encore en lui, plus fort et plus tenace que les fois précédentes. Les clefs jouant entre ses doigts, il gravit les marches qui mènent à son appartement.
Sans allumer la lumière, il se dirige directement vers sa chambre. En passant devant la porte de la cuisine, une voix ténébreuse, qui l'a entr'aperçu, l'interpelle dans l'opacité de la pièce.
- Ca s'est bien passé avec ta pouliche ?
- Ne parle pas comme ça, l'interrompt une autre voix. T'as aucun respect pour les femmes !
Marc ne daigne même pas s'arrêter. Quittant ses lunettes, il s'écrie aussi violemment qu'il le pense :
- Ne commencez pas à me faire chier. Vous m'avez déjà gâché la soirée, je crois que ça suffit. Bonne nuit…
- Bonne nuit, boss !
Claquant la porte, il veut rester seul. Et dormir.
Dans la cuisine, la conversation reprend.
- Je crois que ça s'est mal passé avec sa louloute.
- Tu m'étonnes s'il lui parle comme tu le fais !
- Parce que tu t'y connais, toi, en drague ?
- Pauvre type, dors, ça calmera tes pulsions.
Aussi à l'aise dans les tâches ménagères que pour le bricolage, Marc repasse ses pantalons dans le salon. Devant lui, un jeu télévisé aux questions plus difficiles les unes que les autres, continue. Il ne connaît pas le dixième des réponses mais néanmoins, il tente de retenir quelques anecdotes, histoire de les replacer en société.
Les vendredis où il est de repos, oubliée la semaine arasante, il peut s'occuper de l'appartement. Un peu plus tard dans la matinée, il aimerait pouvoir faire du VTT, sa passion depuis toujours. Mais au vu des nuages qui se profilent au dehors, il se rabattra sur le vélo d'intérieur ou une petite course dans un stade couvert. Marie-Françoise n'a toujours pas appelé.
Accroché à son fer à repasser, il étale les plis de sa chemise favorite, remarquant que les auréoles sous les bras partent de plus en plus difficilement au lavage. Le bleu marine commence à tendre vers l'azur, bientôt, il sera clair comme l'aurore. Le finaliste du jeu tente le jackpot, un voyage aux Seychelles. La chemise est impeccable, prête à être mise sur un cintre. Il va lui téléphoner.
Son numéro, il le connaît par cœur, il est d'autant plus facile à retenir qu'il suit une logique arithmétique. Une première sonnerie. Si ça se trouve, elle n'est pas encore levée, ils sont rentrés tard hier au soir. Elle n'était pourtant pas fatiguée. Une deuxième sonnerie. Elle a dû aller faire des courses avec ses parents, il y a un marché près de chez eux aujourd'hui, elle aime bien les accompagner. Une troisième. Elle doit lui en vouloir pour ce qu'il lui a dit, pour la manière dont il a refusé. Elle y a certainement repensé avant de s'endormir. Une dernière. Elle ne veut pas décrocher…
Marc se doutait bien que leur romance tournerait court suffisamment vite. L'histoire se répète, a-t-il coutume de dire. Inlassablement ses aventures prennent fin de la même manière, par lassitude, par un statu quo où le changement n'a de sa place que dans la continuité. Acculé, il aimerait que les choses restent comme elles sont, si vierges, si pures, là l'on se connaît finalement assez peu. Il éteint la télévision dans un excès de colère, lassé de ces conneries déballées depuis une heure. Le repassage, il le finira durant la journée, il a tout le temps maintenant.
Le haut de survêtement sur le bras, il commence à lasser ses baskets, l'envie de courir, oublier, se montre insistante. Un petit jogging, il n'y a rien de mieux, transpirer pour se détendre, tout mettre en suspend l'espace d'une heure. Le téléphone sonne enfin, Marc se précipite pour décrocher.
- C'est moi…
C'est elle.
-…c'est toi qui as appelé ? Je n'ai pas eût le temps de décrocher, j'étais sous la douche. Je voulais te parler.
- Moi aussi. A propos d'hier soir ?
- Oui. Je voulais m'excuser de mon comportement. Je me suis emportée, je suis désolée.
- Non, c'est moi. Tu avais raison, Françoise.
- J'ai voulu aller trop vite, tu avais vu juste. Il faut laisser faire les choses lentement pour qu'elles s'installent. On a tout le temps devant nous…
- Arrêtons là notre conversation, nous n'en sortirons pas, conçoit Marc J'ai bien réfléchi, tu viens à la maison ce soir ? Enfin cette nuit…
- Passe me prendre après mes cours de rock. Bisous…je t'aime.
- A tout à l'heure.
Le téléphone raccroché sur son socle, il reste encore quelques instants immobile, appuyé contre la cloison, heureux. De l'autre coté de l'appartement, une voix brise le silence
- Alors, c'est bon ? Ce soir, elle est dans ton lit ?
A pas empressé, il quitte le salon pour entrer dans la cuisine, il se précipite vers la buanderie. Regardant dans la direction du lave-linge, il opte pour un ton ferme.
- Oui, elle vient ce soir. Et cette fois-ci, tu la fermes !
Marc se retourne alors et regarde en direction des meubles de la cuisine.
- Vous aussi. Tous. Aucun mot ce soir.
Un roulement de l'appareil se met à grincer, des paroles éraillées s'extraient timidement :
- Elle est comment, au fait, ta poule ?
- Tu ne changeras jamais, lance une autre voix venue du micro-ondes. Sale macho de lave-linge !
- Fais pas ta fausse prude, la féministe. T'as autant envie de savoir que moi !
Levant les bras au ciel, Marc pousse un cri. " Stop ! " Le calme revient aussitôt. Il est le maître des lieux, il aimerait se faire entendre.
- Je vous le dis et le répète une toute dernière fois. Ce soir, vous ne dites rien. Silence absolu. Elle n'est pas encore au courant. Sinon, c'est la benne directe.
- Message reçu, boss, s'exclame le lave-linge. Je serais muet comme un mort.
- Marc, file-lui une tablette effervescente, ça calmera peut-être sa libido rétorque le micro-ondes.
- Moi au moins, j'en ai une.
- Ca s'engueule, ça s'engueule, lance la salière.
- Oui, ça s'engueule, reprend aussitôt la poivrière.
- Suffit ! Parlez tout le temps que vous voulez pendant que je serai dehors, mais ce soir…rien ! Je vais courir, à tout à l'heure.
Joignant le geste à la parole, il quitte les lieux. La faune de la cuisine repart pour d'interminables discussions, les uns râlent, les autres rient, certains se taisent. La cacophonie s'étend, entre deux tiroirs et des portants de casseroles.
A plusieurs reprises dans l'après-midi, Marc tente de leur faire comprendre l'importance de cette première nuit. Ses précédentes conquêtes ont pris la fuite à cause de ces commérages, elles ont détalé plus vite qu'il ne l'aurait cru. Une bouillotte mythomane, un appareil électroménager obsédé, un couple d'accessoires à moitié débile, il ne leur en faut pas plus pour prendre leurs affaires et repartir. " Un appart de fou ! ". Même si Marie-Françoise n'est pas forcément la femme de sa vie, il se lasse de cette vie de perpétuelles fuites, d'esquives nécessaires. Il aimerait se poser quelques temps auprès d'elle, savoir enfin ce qu'est une histoire tranquille et stable.
Après l'avoir invité au restaurant, il lui proposera de venir boire un verre chez lui, et d'y rester la nuit. Si la cuisine reste à sa place, c'est-à-dire silencieuse et serviable, tout se passera bien. Voilà tout ce qu'il tente de leur expliquer.
L'horloge avance légèrement, il ne tient pas à être en retard. Il fixe les règles pour la toute, toute dernière fois :
- Motus et bouche cousue.
Ils semblent avoir tous compris, aucun ne répond. Marc enfile sa veste et se dirige vers la porte.
- T'as vu ? On n'a rien dit, fait discrètement remarquer le lave-linge.
- Laisse tomber, il est déjà parti. Bel effort en tous cas, les gars, se félicite la passoire. Ca me troue.
- Alors toi, t'es vraiment lourde…
En sortant de table, les deux soupirants flânent le long de rues commerçantes, déambulent un peu avant de se retrouver réellement chez lui, entre eux. Les boutiques sont closes mais quelques marchands ambulants vendent encore des souvenirs ou des bijoux artisanaux. Marc reste anxieux à l'idée de l'emmener à son domicile, il a beau avoir mis les choses au clair, avec toute sa tribu il n'est pas à l'abri d'un débordement.
Il la promène au hasard de leur balade, faisant quelques détours pour rallonger leur chemin. Meublant la conversation de mots anodins, il lui parle de tout, de rien, des vieux copains qu'il a rencontrés l'après-midi, tout en se serrant un peu plus contre elle. Elle l'écoute mais sa pensée s'est envolée, ailleurs, dans ses rêveries de jeune femme où elle se retrouve auprès de lui, de cette nuit. Au fur et à mesure de leurs pas, ils s'approchent inexorablement de la rue des Meuniers, il va tenir sa parole pourtant, il lui a promis.
- C'est là ? Le quartier a l'air calme.
Pas un bruit ne vient briser le silence, l'appartement se situe au troisième étage d'une résidence principalement occupée par des personnes âgées. Tout paraît tranquille, trop peut-être pour les habitants qui vivent ici depuis toujours. Ils gravissent lentement les marches, blottis l'un contre l'autre. Arrivés devant sur son palier, elle l'embrasse à dans le cou, il ouvre la porte.
La tirant par la main, il l'entraîne directement dans la chambre. Il n'allume pas la lumière, n'entend aucun son en passant dans le couloir. La longue leçon de morale aura porté ses fruits.
- Tu ne me fais pas visiter ?
- On… on verra ça demain, bredouille-t-il. Voilà mon alcôve...
S'asseyant sur le lit, elle parcourt les murs des yeux. " C'est sobre, c'est joli " Avant de partir, Marc a tout rangé, nettoyé un peu la poussière et débarrassé les vieux papiers éparpillés autour de la poubelle. Ses affaires ont même été pliées sur le valet.
- Je prendrais bien un peu d'eau, dit-elle.
- Je reviens. Ne bouge pas !
A toute allure, il se précipite dans la cuisine, refermant la porte derrière lui. Manquant de déraper sur le lino, il court le plus vite qu'il peut, pour éviter que ne lui prenne l'envie de le rejoindre. Il ouvre le frigo, saisit une bouteille minérale et commence à la servir. Son manège ne passe pas inaperçu.
- Alors, ça s'annonce comment votre…
- Tais-toi !
Marc repart aussitôt le verre à la main. Marie-Françoise a eu le temps de quitter sa veste, sa poitrine saille à l'encolure du décolleté. Elle a défait ses cheveux et se penche en arrière pour les laisser pendre.
- On regarde un peu la télé, propose-t-elle.
Gêné, il ne sait que répondre, le seul poste est dans le salon.
- Si on mettait la radio, plutôt ? Il n'y a rien à cette heure.
- Comme tu veux, c'était juste pour l'ambiance. Viens vers moi…
Il s'assoit à ses cotés puis éteint la lumière. Elle n'a soudainement plus soif. Enfin entre eux.
Marc se réveille le premier. Pelotonnée à ses côtés, elle dort d'un sommeil tranquille et apaisé. Se séparant délicatement de son étreinte, il sort du lit et enfile un tee-shirt. Encore auréolé de sa nuit d'amour, il la quitte pour leur préparer le petit déjeuner. Un sourire inaltérable et enchanteur reste gravé sur son visage.
- Alors, vous l'avez fait, lui demande impatient le lave-linge
Marc ne daigne pas répondre, il est bien au-dessus de tout ça.
- De toutes façons je le saurai. Je verrai si vous êtes passé à l'acte en lavant tes caleçons. Je suis sûr qu'elle n'attendait que ça !
- Sale macho va, crie le micro-ondes excédé.
- Taisez-vous, bon sang, souffle Marc à mi-voix. Elle dort encore. S'il vous plait…
- C'est mignon je trouve, félicite la cafetière tout émue. Ca me touche les gens heureux !
- Tu ne vas pas t'y mettre toi aussi…
Dans le gargouillement de l'eau en ébullition, le brouhaha reprend dans la cuisine. Chacun a son point de vue ou émet des spéculations sur l'issue, la nuit passée et les bruits entendus.
- Je suis sûre qu'elle est déjà amoureuse.
- Comme Marc.
- Regardez comment il à l'air heureux !
- Ils n'ont pas dû beaucoup dormir.
- Vers cinq heures, j'en ai entendu un ronfler !
- Moi, c'est autre chose que j'ai entendu.
- C'est certain qu'il aura du sommeil à rattraper.
- T'as vu ses cernes ?
Encore dans ses douces rêveries, Marc ne prête pas attention à leurs commentaires. Un verre de lait face à lui, il attend, assis, que le café finisse de passer. Certains l'interpellent, veulent en savoir plus que leurs déductions, ils s'impatientent des détails. Soudain tout le monde se tait.
A l'angle de la porte, Marie-Françoise s'étire, dans un profond bâillement.
- Tu parlais à qui ?
- Rien, rien, je réfléchissais à haute voix…
En nuisette, elle prend un croissant posé pour elle sur la table et le croque avec faim. C'est son estomac qui l'a sortie de sa torpeur.
- Je t'ai fait passer un café…
- T'es mignon, mon bébé…mais je n'aime pas le café.
Les matins sont durs, surtout après une courte nuit, elle prend la première chaise à sa portée et s'y appose. Aussi engourdis l'un que l'autre, leur maigre attention reste rivée sur une cuillère ou un bout de pain. Aucune pensée ne leur traverse l'esprit, les souvenirs de leur nuit sont encore trop présents. La fatigue atténue la fougue des précédentes heures, ils colmatent les brèches inhérentes aux lendemains festifs. " Tu veux prendre une douche ? " propose Marc. Elle hoche de la tête en signe d'approbation.
Sans courage pour se sortir de la chaise, elle attend quelques minutes en silence, ailleurs, ici, sa raison est bien lente. Puis elle se lève brusquement, motivée :
- T'as raison, ça me fera du bien.
La démarche peu enthousiaste, elle se rend à la salle de bain.
Ses traits tirés paraissent bien ternes dans le miroir, le blanc de ses yeux livide. Elle a l'habitude, démaquillée, elle ne se trouve pas vraiment belle. Les imperfections de sa peau émergent, sans artifices pour les dissimuler ou les falsifier. Finissant de se déshabiller, elle ouvre le robinet de la douche. Eté comme hiver, elle se lave à l'eau chaude avec un savon spécial qu'elle a pris soin d'emporter. Alors qu'elle tend un pied dans la cabine, elle entend Marc parler à nouveau au loin mais ne comprend pas. Elle hausse les épaules puis se glisse sous l'eau.
- Je ne l'ai pas vue, s'écrie le lave-linge. Laisse la porte de la buanderie ouverte la prochaine fois !
- Elle est mignonne si tu veux savoir.
- Oh, elle est belle, confirme la salière.
- Oui, elle est belle, reprend la poivrière.
La chaudière ronronne dans un vacarme presque paisible au milieu du tumulte. Contemplatif et béat, Marc ne s'est toujours pas remis de son réveil. Sa nuit sublimée le berce au-delà de la dure réalité du réveil. Les minutes s'étendent inlassablement mais rapidement pour qui ne s'y retrouve pas. La ménagerie se calme avec l'épuisement de leurs commentaires, ils n'ont plus rien à raconter.
Marc n'a pas la force de tenter quelque chose, pas la volonté de faire quoi que ce soit. A un mètre devant lui, la longueur d'un bras, le café est passé, le courage d'essayer de se servir ne montre insurmontable. Devenu hédoniste du nonchalant, il fixe la quiétude de l'immobile, c'est si rare dans la cuisine.
Lavée, coiffée, Marie-Françoise apparaît soudainement dans la cuisine. Son débardeur tombe largement au-dessus de son pantalon en toile, permettant de mettre en valeur son percing au nombril.
- Putain le cul ! Faut une bonne vue pour en voir le bout, s'exclame alors le lave-linge.
Le sang de Marie-Françoise ne fait qu'un tour, ses yeux s'écarquillent. Que Marc le pense, mais qu'il le dise…Vexée, elle prend aussitôt son sac à main et enfile ses chaussures.
- Attends ! C'est pas moi, s'écrie Marc.
- Ne m'adresse plus jamais la parole, hurle-t-elle en prenant la porte.
Descendant les marches à toute allure, il court derrière elle pour tenter de lui expliquer. Leur échange résonne dans la cage d'escalier, ils ne se sont jamais entendus aussi clairement. La résidence entière profite des détails de leur dispute.
- Tu cachais bien ton jeu, Marc. Je ne te croyais pas comme ça…
- Mais non, ce n'est pas moi, répète-t-il. C'est…le lave-linge !
Elle arrête alors sa course et se retourne vers lui. Essoufflé, il la rattrape pour tout lui dire. Elle le gifle violemment.
- Oui, c'est ça ! Et mon poster de Bob Marley, il chante en chœur ? T'aurais pu trouver mieux.
Abasourdi par le geste plus que par le coup, Marc reste sur place. Il se frotte la joue, hébété et la mâchoire ouverte. C'est la première fois qu'une fille porte la main sur lui.
Alors qu'elle franchit le hall, elle revient d'un seul coup sur ses pas. Elle a encore quelque chose à dire.
- Tu ne t'en plaignais pas de mon cul cette nuit. T'en étais bien content. La preuve, ça n'a pas duré longtemps. Tant qu'on y est, là, tu bas tous les records ! Sans parler de la taille de l'engin.
- Pardon ?C'est pas moi qui ai gémit toute la nuit, s'énerve Marc.
- Fallait bien que j'essaie de prendre du plaisir. On ne peut pas dire que tu m'excitais !
- Tu parles, t'étais sèche comme une écorce ! Comment tu voulais que je prenne mon pied !
- Connard !
- Connasse !
L'un comme l'autre tourne les talons pour retourner chez lui. Les portes claquent.
Sur le palier, un voisin est sorti, rigolant à mi-voix de la scène, le vieil homme appelle sa femme. Les montées de ton sont assez rares dans l'immeuble, quand une survient, tous les habitants se relaient pour en faire leur version. Celle-là est encore toute chaude.
- Chérie, t'as entendu ? Ca a gueulé dur cette fois-ci !
- Encore le jeune du troisième ? Faudrait qu'il apprenne à y faire avec les filles.
- On a bien fait de lui refiler nos appareils quand il a loué l'appartement! J'étais sûr que ça égaierait.
- Ca change, c'est sûr. Maintenant, c'est eux qui mettent un peu d'ambiance. Et, au moins, on aura de quoi discuter demain au tournoi de bridge. "
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